« Dégraisser » l’édifice centralisé et technocratique, en faveur d’un système de « démocratie participative », donnerait du sens à la transition tunisienne. Mais il ne faudrait pas qu’au motif d’émanciper le citoyen on en arrive à noyauter l’Etat !

Par Ali Abdesslam

Vendredi 18 juin 2021, a été donné à Tunis le coup d’envoi de la consultation nationale autour du thème de la « régionalisation ». Ce premier contact a été émaillé de réticences diverses sur la méthodologie empruntée. Tout est dit sur la question. Rien n’est précisé sur la façon d’opérer. C’est toute la finalité de ce grand chantier qui fait mystère.

Les “troubles“ de vision

Ils étaient venus et étaient tous là pour ce grand rendez-vous qui va profiler le futur du pays. Mustapha Ben Jafaar, président de la Commission d’organisation de la consultation nationale, était accompagné pour la circonstance de Kamel Doukh, ministre par intérim de l’Environnement et des Affaires locales, et des présidents des trois structures attenantes au dossier, ainsi que de nombreux directeurs généraux des ministères ayant trait à la question.

L’appel pour la régionalisation fait l’unanimité. Cependant, tous souhaitent y voir plus clair avant amorçage. Le projet nécessite, comme on le verra, beaucoup de doigté mais également une délicatesse d’exécution. La maîtrise d’œuvre, de même qu’il ressort des documents officiels, doit faire l’objet d’une planification stratégique.

D’autres rencontres sont programmées notamment avec les représentants de la société civile. Et en toute vraisemblance, les mêmes interrogations pourraient être soulevées.

Le Code des collectivités locales, voté par l’Assemblée, évoque trois éléments essentiels. La municipalité, la région et le district. A l’heure actuelle, de l’ensemble de ces trois éléments, seule la municipalité a une existence concrète. A l’évidence, on ne sait quel contenu accorder aux deux autres.

La région serait-elle un ensemble de gouvernorats, auquel cas que serait la configuration du District ? Des exemples de pays divers tels la France ou l’Allemagne ont été évoqués mais rien n’indique le référent choisi par la Tunisie. Ce qui fait mal est que tout le monde désapprouve les contreperformances de l’administration centralisée, tatillonne et bureaucratique. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut précipiter le process et risquer le saut dans l’inconnu.

Les processus des transferts de compétences en faveur des représentations régionales, momentanément municipales, n’ont pas été identifiés. A l’heure actuelle, les directions régionales des divers ministères coordonnent difficilement entre elles. Le seul ministère appelé à chapeauter la régionalisation, celui des Affaires locale et de l’Environnement en l’occurrence, est représenté non pas par une direction régionale propre, mais par un siège au gouvernorat. Cela l’handicape pour jouer au coordinateur.

Par conséquent, l’expérience actuelle ne sera d’aucun apport. Tout reste à concevoir, sui generis. Quand l’administration centrale ne délivre plus, il serait illusoire de la faire repartir en la fragmentant. Un changement de paradigme doit être opéré.

Et dans cette perspective, comment opérer le réengineering de l’ensemble ? La digitalisation, à elle seule, peut-elle générer l’alchimie espérée ? Il y a une question épineuse qui a trait aux qualifications professionnelles des RH des municipalités. Dans leur grande majorité, ils sont employés et il faudra les former à un travail de maîtrise et d’encadrement. Les 7 000 élus municipaux eux-mêmes nécessitent une formation adéquate et cela prévaut surtout pour ceux d’entre eux qui sont à la tête des commissions au sein des conseils municipaux.

Tous les intervenants, responsables de premier plan dans les administrations centrales, souhaitent plus d’exploration dans la manière d’écrire les process avant d’engager le coup.

Comment assortir la nouvelle fiscalité dans les régions ? Que sera le champ des interventions économiques des pouvoirs régionaux ? Autant d’interrogations à élucider si l’on veut obtenir l’adhésion des citoyens.

Découper les régions en bassins d’emploi

La régionalisation revêt un aspect congénital avec la transition, et cela s’est vu dans les pays de l’Europe de l’Est, notamment. En avril 2012, Lech Walesa, en personne, premier président de la Pologne démocratique, parlait d’un chantier prioritaire. La Pologne s’est resserrée. De 36 régions, le pays s’est remembré en 12 régions uniquement. Et ce compactage a aidé au redémarrage économique du pays, affirmait l’ancien syndicaliste devenu président de la République.

Chez nous, des propositions pertinentes ont été avancées. Cyril Ghrislain, ancien directeur du bureau de Mac Kenzie à Tunis, plaidait pour un découpage régional en “Slices“ de sorte que chaque région dispose d’une frontière physique et d’une ouverture maritime.

Dans le livre blanc rédigé par Abderrazak Zouari, ancien ministre du Développement régional dans le gouvernement BCE en 2011, il est recommandé de donner aux régions la possibilité de jumeler avec des régions européennes. Le but de l’opération est de leur permettre, via ce partenariat, d’accéder aux fonds structurels de l’UE. Ces fonds sont des dotations non remboursables destinées au développement.

Ce même livre blanc répond à la question centrale de la configuration de la région selon le principe du “bassin d’emplois“, donc en surfant sur les découpages administratifs et en recherchant des synergies locales.

Le risque de “patricide“

La régionalisation, d’un point de vue économique, est facile à concevoir. Il y a en cela à respecter le principe de la cohérence territoriale et les spécialistes de l’aménagement du territoire disposent de l’expertise nécessaire.

Cependant, dans le cas tunisien, la régionalisation soulève une certaine suspicion car le texte constitutionnel parle de régionalisation et dans le même temps de déconcentration. On reconnaîtra qu’il n’existe aucune relation de filiation entre les deux. Aucune n’est le corollaire de l’autre. Si la décentralisation peut se résoudre par un problème de transferts des compétences, il en est autrement avec la déconcentration. Cette dernière procure aux régions une posture de souveraineté et se retrouve par conséquent totalement démarquée de l’Etat central. C’est une orientation qui risque de fissurer l’édifice étatique.

Ce n’est pas sans raison que certains observateurs parlent du risque de démembrement de l’Etat. En effet, la région pourrait ressembler à un “länder“, comme une province avec une individualité propre. Et cette option est à haut risque car elle peut se fondre en un “patricide“.